Tuesday, 1 September 2015
Les Haïtiens ont ils été livrés au choléra pour préserver la pureté de leurs rivières
Le 12 janvier 2010, Port-au-Prince est ravagé par un séisme. Le bilan est de plus de 230 000 morts, 300 000 blessés et 1,2 million de sans-abris. Il s'ensuit une forte mobilisation humanitaire, mais en octobre 2010 des cas de choléra sont découverts dans le nord de Port-au-Prince. L’épidémie, la première en plus d’un siècle à Haïti, se propage très rapidement, en un an elle touche un demi-million de personnes et fait 6631 morts. Il faudra plusieurs années pour en venir à bout.
Derrière cette histoire tragique se cache un scandale révélé par le groupe d’experts indépendants mandaté par l’ONU pour découvrir l'origine de l'épidémie : selon toute vraisemblance, le vibrion cholérique est parti d'un camp de la MINUSTAH à Mirebalais qui abritait un contingent de casques bleus népalais via la contamination d'un affluent de l'Artibonite par des matières fécales.
Choléra, javel et principe de précaution : un scandale dans le scandale ?
Est-ce tout ? Non, si on en croit un article publié en 2013 par le chimiste et vice-président de l’Académie des sciences Bernard Meunier et repris récemment par le sociologue Gerald Bronner pour justifier son opposition au principe de précaution.
D'après eux, le traitement de l'eau au chlore aurait permis d’arrêter l'épidémie mais il a été retardé par crainte de l'impact environnemental de ce procédé : "Principe de précaution oblige, nous dit M. Meunier, de nombreux “responsables”, entourés de bouteilles d’eau importées, ont voulu protéger les populations haïtiennes, qui n’avaient que les rivières contaminées comme seules sources d’eau, des dangers de l’eau de Javel et des produits chlorés". Et M. Bronner de renchérir : "il fallut attendre 5 000 morts et un article de la revue Science qui tirait la sonnette d’alarme, pour qu’on en revienne à des considérations sensées. On purifia les eaux avec de l’eau de Javel et l’épidémie s’interrompit".
Cette histoire a connu un certain succès, apparaissant dans Valeurs actuelles, Le Figaro... et sur des sites web liés à l'industrie chimique.
Mais tout ceci est faux, pur fantasme, pure propagande comme l'a établi le Monde. Les documents des agences de l'ONU (OMS, UNICEF...) et les rapports des ONG montrent que la chloration des eaux a été une des premières mesures mises en place pour tenter de juguler l'épidémie. Quand à l'article de la revue Science évoqué à l'appui de cette thèse, il ne fait tout simplement aucune mention de l'usage du chlore.
Les pauvres, caution pour s'en prendre à l'environnement
On pourrait développer sur les scientifiques dévoyés, ou peut-être juste paresseux, qui prêtent leurs noms à ce type de fables, mais ce n'est pas le sujet (si vous êtes déçu, vous pouvez continuer en lisant cet article). Ce qui m'intéresse ici, c'est plutôt ce que cet épisode dit des liens entre humanitaire et environnement.
Le premier constat c'est que les activités humanitaires, et d'une manière générale les conditions de vie dans les pays les moins avancés, peuvent devenir un terrain d'affrontement dans la bataille idéologique entre pro- et anti-environnement.
Ce n'est pas vraiment une surprise. J'avais déjà observé ce raisonnement dans un ouvrage de la même facture que ceux cités plus haut : protéger l'environnement ce serait condamner les pauvres à rester sous-développés.
Il m'avait semblé suffisamment remarquable pour que je lui donne un nom : l'argument de la lampe à pétrole, par analogie au retour à la bougie : "Si nous décidons de nous passer de nucléaire/gaz de schiste/charbon [rayez la mention inutile] nous condamnons les africains à ne jamais accéder à une énergie moderne". Cet argument est puissant parce qu'il met en conflit deux idées généreuses : protéger l'environnement vs. aider les plus défavorisés. Si on peut à la rigueur accepter des sacrifices pour soi-même, comment en imposer aux autres surtout parmi les plus pauvres ?
Dans cette perspective, il est logique de tenter de montrer une contradiction entre la satisfaction de besoins essentiels et immédiats (santé, nourriture, eau...) et la préservation de l'environnement.
Que nous apprend cet épisode sur les liens entre environnement et humanitaire ?
Même si en l’occurrence tout est faux, cette contradiction peut parfois exister. Elle oblige alors à des choix difficiles mais pas ceux auxquels pensent MM. Meunier et Bronner. Dans une situation d'urgence humanitaire, personne n'envisage de protéger l'environnement au détriment de l'humain. Mais il faut parfois prévenir des dégradations irréversibles de l'environnement (désertification, épuisement des acquières, pollution persistante...) pour assurer à long-terme la survie des populations et leur développement. Une chose doit être bien claire : les humanitaires protègent la nature uniquement dans la mesure où cela participe à la protection des populations.
Et ici le principe de précaution a sa place. Il est curieux que M. Bronner qui traite justement de ce principe ne s'attarde pas sur l'origine de l'épidémie. En déversant des eaux usées insuffisamment traitées dans une rivière et en ne s'assurant pas que les casques bleus népalais n’étaient pas porteurs du vibrion cholérique, l'ONU a manqué deux fois au principe de précaution et c'est la conjonction de ces deux manquements qui a conduit à l'épidémie.
Ce que cet épisode démontre, à l'exact opposé de la thèse de M. Bronner, c'est que dans un contexte de crise comme celui qui a suivi le séisme de 2010, l'application du principe de précaution est un devoir absolu. Pourquoi ? Parce que les systèmes d'alerte et de prévention sont désorganisés, les capacités de réponses déjà débordées, la population est dans une situation précaire et qu'une négligence qui aurait pu être bénigne en temps normale dévient vite dramatique.
Et je ne peux pas terminer sans relever la mention des "bouteilles d'eau importées", aparté de M. Meunier manifestement destinée à jeter l'opprobre sur le personnel humanitaire intervenu en Haïti. J'aimerais le rassurer à ce sujet : Action contre la Faim utilise des filtres en céramique pour traiter l'eau de boisson de ses expatriés. Il peut venir le constater par lui-même, si toutefois la vérification de ses sources lui laisse un peu de temps : je pense qu'un séjour dans un contexte d'urgence humanitaire lui apprendrait beaucoup.
Crédit photo : By Oxfam East Africa (Flickr: An Oxfam cholera prevention float) [CC-BY-2.0], via Wikimedia Commons
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